Hergaoui, urbanisation sans urbanité
Toute ville porte les fantômes du monde rural qui l’a précédée.
REGARDS
M. Mohamed Amine EL MOUATARIF
7/29/20255 min lire


Que ce soit à Dakar, Delhi, São Paulo ou Casablanca, les métropoles du Sud - et parfois même celles du Nord - habitent des présences rurales qui n'ont jamais vraiment quitté les trottoirs, l'imaginaire collectif ou les habitudes. Ces présences ne sont pas spectrales : elles bavardent à voix haute, confectionnent les repas sur le bord de la chaussée, contournent les feux rouges, s'installent là où personne ne les attend. Elles ne réclament rien, ces âmes du passé qui hantent le bitume des avenues modernes et composent la trame vivante des cités d'aujourd'hui.
Plusieurs auteurs ont décrit ce que l’on peut appeler une « urbanité manquée », c’est-à-dire l’importation de pratiques rurales en ville sans adaptation. Mike Davis parle d’« urbanization without urbanity » pour désigner des villes issues de l’exode rural, peuplées de migrants exclus de l’économie formelle et sans accès aux codes de la citadinité. En France, Jean-Pierre Garnier et Thierry Paquot reprennent aussi l’expression « urbanisation sans urbanité » pour critiquer une croissance urbaine réduite à une juxtaposition spatiale sans véritable intégration sociale. Un autre concept clé est celui de l’« habitus inadapté », illustré par Olivier Mongin avec sa notion de « banalisation des paysages » et par les travaux de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad. Ces approches montrent comment les dispositions acquises en milieu rural deviennent inadéquates dans le contexte urbain, rendant difficile l’adoption de nouveaux usages citadins. Ce décalage est au cœur des frictions culturelles observées.
Enfin, la figure du « porteur de ruralité déplacée » incarne l’individu ou le groupe qui transpose en ville des normes d’usage propres au monde rural, créant un décalage profond avec les codes de l’urbanité. Ce phénomène dépasse la simple migration physique : il reflète une disjonction socio-culturelle où les normes urbaines se heurtent aux pratiques rurales importées, risquant de fragmenter la ville et d’affaiblir l’idéal d’un espace civique partagé.
Au Maroc, ce « porteur de ruralité déplacée » porte un nom : le hergaoui. Mais attention, que l’on ne s’y trompe pas. Le hergaoui n’est pas un individu pauvre, inculte ou marginal. Il n’est pas une catégorie sociale, c’est un style d’habiter, un rapport à l’espace, un habitus transplanté sans adaptation.
Ce n’est pas un problème moral. C’est un problème de culture ubaine, d’urbanité. Le Maroc, comme bien d’autres pays, a connu une urbanisation massive sans véritable transmission de la culture urbaine. Il y a eu un exode rural, mais pas d’école de la ville. Il y a eu des immeubles construits, mais pas de lien social reconstruit. Il y a eu des équipements, mais pas d’appropriation. Le hergaoui est le produit de cette rupture : il est à la fois étranger à la ville et enfant de la ville. Il est le témoin d’un échec collectif à construire un espace commun.
Et pourtant, il n’est pas seul. Partout dans le monde, on trouve ces figures du désajustement : le « beauf » des banlieues pavillonnaires françaises, le new migrant des villes indiennes, le paysan des villes chinoises… Ils ont en commun cette manière de faire dissonance dans un environnement qui suppose des codes implicites qu’ils n’ont jamais appris. Mais le hergaoui a quelque chose de plus : il est érigé en repoussoir symbolique. On s’éloigne de lui pour mieux s’élever. Il devient le référent négatif d’une urbanité en quête d’elle-même.
Et c’est là que réside une autre violence, plus insidieuse : celle de l’exclusion symbolique. Car cette posture n’est pas neutre. Elle crée une hiérarchie invisible des appartenances : il y aurait ceux qui savent vivre la ville, et ceux qui ne savent pas. Ceux qui méritent l’espace public, et ceux qui le détournent. Le hergaoui devient ainsi le paravent d’une domination culturelle déguisée en bon sens citadin.
Il faut donc refuser la tentation de la stigmatisation. Non par angélisme, mais par lucidité. Le hergaoui révèle une défaillance de la fabrique urbaine, un déficit de cohabitation, une inappropriation spatiale et culturelle. Un symptôme d’une ville inachevée. Et ceux qui s’y égarent sont moins des déviants que des indicateurs.
Alors que faire ? Il ne suffit pas d’éduquer. Il faut créer des médiations. Des espaces de transmission. Des occasions de faire ville ensemble. Mais surtout, cela suppose un changement de regard. Il faut cesser de considérer le hergaoui comme un problème, et commencer à le voir comme un symptôme – et peut-être même comme un révélateur.
La ville ne se construit pas seulement avec du béton. Elle se construit avec des récits, des codes partagés, des gestes ajustés, des reconnaissances mutuelles. La ville, vécue ensemble, est un apprentissage permanent. Elle ne va pas de soi. Et que ceux qui n’y trouvent pas leur place ne sont pas forcément des ennemis de la cité, mais les héritiers d’un monde en mutation trop rapide.
Et si, au fond, cette figure du hergaoui nous invitait à repenser notre manière d’être urbains, ensemble, dans nos différences ? Non pas pour gommer les aspérités, mais pour mieux les intégrer. Non pas pour uniformiser les comportements, mais pour co-construire un espace tolérant à l’imprévu. Une ville assume ses décalages et en fait une matière vivante.
Car toute ville un peu vivante est, quelque part, un peu hergaouisée. C’est peut-être ce qui la sauve de la «froideur » des plans parfaits. Peut-être. Mais faut-il pour autant en faire un modèle ? Ce romantisme du désordre a ses limites. Car ce que certains appellent « vitalité informelle » est aussi, souvent, vécu par d’autres comme incivilité, cacophonie, voire insécurité. L’appropriation brute de l’espace public ne fait pas toujours société : elle peut l’abîmer, l’épuiser, l’empêcher.
Derrière la ruralité déplacée, il y a parfois une rupture plus profonde : l’absence du civisme. Non pas le civisme comme morale imposée, mais comme conscience de l’altérité. Là réside la véritable fracture : non dans l’origine, mais dans le refus ou l’incapacité de composer avec la présence d’autrui. Peut-on cohabiter durablement si chacun importe ses logiques sans effort d’ajustement ?
La hergaouisation de la ville est un fait. Elle dit quelque chose de notre histoire, de nos trajectoires, de nos manques. Mais elle ne peut devenir un horizon. Si elle n’est pas accompagnée par un travail patient de pédagogie du commun, elle risque de figer des inégalités nouvelles : non plus économiques, mais culturelles, symboliques, relationnelles. Le hergaoui est un révélateur des déficits de cohabitation symbolique et spatiale dans notre urbanisation.
Car la ville n’est pas un miracle. C’est un effort. Un art fragile. Un inachèvement. Un chantier.
Toujours recommencé.
Toujours à réinventer